Bernard Charlot s’est éteint le 3 décembre au Brésil. Pour beaucoup, un grand nom des sciences de l’éducation disparaît. Pour moi, c’est un maître qui s’en va, et avec lui une certaine idée de la grandeur de l’école. Mon attachement à sa pensée n’est pas seulement intellectuel, il a été mon professeur durant deux années de formation, au moment précis où je construisais ma manière de comprendre l’école et mon futur métier, et j’ai élaboré une grande part de mon intelligence professionnelle sous son regard.
Je garde de lui des souvenirs très concrets. Sa manière de tenir la craie, toujours bien calée entre les doigts, une pression toujours forte sur la craie, beaucoup d’énergie, des craies qui cassaient mais il continuait d’écrire, comme si la pensée ne supportait pas d’être interrompue. La façon dont il remplissait le tableau noir en avançant méthodiquement, tout en occupant l’espace de manière presque enthousiaste et anarchique, parfois en grand, parfois en petit, avec sur le côté droit du tableau un espace laissé en réserve, son espace de « brouillon », où venaient se déposer des mots, des schémas, des idées en suspens. Et puis cette présence très calme, souvent une cigarette allumée au bord des lèvres, dans ces salles de cours du centre de formation des professeurs du Mans où, au début des années quatre vingt, on fumait encore en salle de cours. C’était une autre époque, mais déjà une même exigence, celle d’un professeur qui ne se contentait pas d’enseigner des notions et qui nous obligeait à penser ce que nous faisions.
En octobre, j’écrivais ici sur l’éveil, cette étincelle fragile sans laquelle aucun apprentissage n’est possible, sans savoir que j’écrivais en quelque sorte à son adresse. Relu à la lumière de sa disparition et de ses derniers écrits, ce texte prend un poids nouveau, il me renvoie à ce qu’il m’a transmis et à ce que je tente de faire vivre chaque jour dans un lycée bien réel, avec ses murs, ses couloirs, ses élèves, ses inquiétudes et ses promesses.
On réforme les programmes, on perfectionne les outils numériques, on diversifie les dispositifs pédagogiques, tout cela a son importance et je ne le méprise pas, mais une vérité première résiste à ces changements de surface, avant de réfléchir à la manière dont un élève apprend, il faut d’abord lui donner envie d’apprendre. Cette envie ne relève ni de la magie, ni du tempérament, ni d’une motivation supposée naturelle, elle se construit patiemment, dans une vie d’élève qui n’est jamais abstraite.
Il y a d’abord ce socle invisible, fait de sécurité, de bien être, de reconnaissance. L’élève qui a faim, qui se sent menacé, qui ne sait pas où il dormira le soir, ou dont l’esprit est saturé d’angoisses, détourne son énergie de l’apprentissage pour la consacrer à survivre. Maslow l’avait pressenti, il n’y a pas d’élévation sans fondation, la pédagogie la plus ingénieuse, le dispositif le mieux pensé s’effondrent si l’élève n’est pas un minimum en paix avec ses besoins essentiels. Je le vois chaque jour dans mon établissement, quand un élève arrive très tôt pour ne pas rester chez lui, quand un autre s’enferme dans le silence parce que tout bouge autour de lui.
Mais si nous réduisons l’école à cette seule quête de confort, nous la trahissons, et c’est là que la pensée de Bernard Charlot demeure précieuse. Il nous mettait en garde contre cette illusion douce qui ferait du bonheur d’apprendre une sorte d’anesthésie. Apprendre n’est pas une promenade sans aspérités, il y a de la fatigue, de la résistance, parfois même de la douleur, et le vrai plaisir naît quand l’effort rencontre le sens, quand quelque chose fait soudain lumière, quand un élève se découvre capable, se surprend lui même à comprendre et voit le monde, un instant, devenir plus habitable.
Au delà de ce socle, il y a ce que j’appelais l’éveil. Apprendre, c’est être éveillé à l’inconnu, à la beauté, au vertige d’un monde qui s’ouvre. Un poème, une équation, une expérience scientifique, un tableau, une langue étrangère ne sont plus alors de simples exercices scolaires, mais des fenêtres sur l’humanité. Montaigne parlait de l’admiration comme origine de la connaissance, c’est faire naître ce moment fragile où le savoir devient désir, où l’élève se met en mouvement vers ce qu’il ignore encore et accepte pourtant de rencontrer.
Bernard Charlot l’a formulé dans une phrase qui continue de m’accompagner, « le savoir n’est jamais une chose en soi, il est toujours une réponse à une question que l’on se pose ». Apprendre, ce n’est donc pas empiler des notions, mais entrer dans une histoire, l’histoire du monde, celle des autres, et la sienne propre. Le rapport au savoir est une manière de se rapporter à soi même et au monde, on se construit dans l’acte même de comprendre. Tant que cette dimension reste invisible, l’école ressemble à une machine, lorsqu’elle devient consciente, l’école redevient une aventure humaine.
Pour moi, tout cela n’est pas seulement une construction théorique, c’est une expérience vécue. Pendant deux années, Bernard Charlot a occupé une place singulière dans ma formation, il n’a pas seulement été un professeur brillant, il a été un maître. Un maître ne s’impose pas par l’autorité, il s’impose par la cohérence, il disait, il écrivait, il vivait la même chose. Dans ses cours, il refusait les slogans faciles, les oppositions rapides entre tradition et modernité, bienveillance et exigence, il nous obligeait à tenir ensemble la rigueur du concept et la vérité des situations. Je ne me souviens pas de toutes ses phrases, mais je garde le geste, la démarche intellectuelle, cette façon de revenir sans relâche à la même question, que veut dire apprendre pour cet élève, ici et maintenant.
C’est à lui que je dois en grande part ma manière d’aborder l’école, non comme une machine à diplômes, mais comme une communauté d’éveil. Aujourd’hui, quand je m’assieds à mon bureau de proviseur, je sais qu’il est présent, discrètement, dans ma manière de lire un bulletin, d’écouter un parent, de discuter avec une équipe. Sa voix n’est pas un souvenir nostalgique, elle est un repère intérieur, elle me rappelle que derrière chaque chiffre, chaque note, chaque indicateur, il y a une trajectoire singulière qui mérite d’être comprise avant d’être jugée.
Depuis les années quatre vingt, le vocabulaire de la statistique, déguisée qualité, de l’éducation a envahi notre paysage, évaluations, indicateurs, comparaisons, tableaux de bord, et je ne les rejette pas par principe, ils peuvent éclairer à certains moments des angles morts. Mais si l’on n’y prend garde, ce langage déplace insensiblement la question, on en vient à se demander comment améliorer une performance, et l’on oublie de se demander quel type d’êtres humains nous contribuons à former. Bernard Charlot n’a cessé de résister à cette réduction de l’élève à un capital humain et de l’enseignant à un technicien. Il ne contestait pas le monde tel qu’il est pour se réfugier dans la nostalgie, il nous obligeait à le regarder sans détour pour mieux interroger ce que nous voulons faire de l’école dans ce monde là.
Former un élève, ce n’est pas l’équiper mécaniquement pour un examen ni le préparer seulement à s’insérer dans une compétition économique, c’est éveiller en lui le désir de comprendre, le goût du vrai, le sens du beau, la conscience de l’autre, c’est l’aider à découvrir qu’apprendre, c’est à la fois s’ouvrir et se trouver. Dans un établissement scolaire, cela se joue dans mille détails, la manière de présenter un texte, le temps que l’on laisse à une question, le regard posé sur un élève en retrait, la place accordée aux arts, aux langues, aux débats, aux engagements citoyens, la façon de redonner du sens à celui qui dit simplement que l’école ne sert à rien. L’école a pour mission d’instruire, mais elle a aussi, et peut être surtout, pour vocation d’éveiller, éveil intellectuel dans la rencontre du savoir, éveil culturel dans la fréquentation des œuvres et des langues, éveil citoyen dans la confrontation à l’altérité, aux conflits, aux contradictions du monde réel.
L’école est ce lieu fragile, parfois malmené, où la surprise devient curiosité, où la curiosité devient désir, et où le désir devient savoir, lorsqu’elle renonce à cette vocation, elle devient un appareil de tri, lorsqu’elle l’assume, même imparfaitement, elle redonne à beaucoup d’adolescents la possibilité de se projeter autrement dans leur propre vie.
En définitive, avant d’apprendre, il faut désirer apprendre, ce désir ne naît ni de la contrainte ni de la seule communication sur la performance, il naît de l’expérience de l’éveil, de la rencontre avec un adulte qui incarne ce qu’il dit, d’une phrase entendue au bon moment, d’un livre qui ouvre un horizon, d’un cours qui fait soudain écho à une question intime. Bernard Charlot nous laisse cette exigence en héritage, à nous chercheurs, praticiens, chefs d’établissement, enseignants, personnels de l’école, d’en prendre soin, de la prolonger, de la transmettre sans la diluer.
Je lui dois beaucoup, une manière de penser l’école, une manière d’habiter mon métier, une fidélité à l’idée que chaque élève entretient un rapport singulier au savoir et que ce rapport mérite mieux qu’une case dans un tableau. Cet héritage ne s’éteint pas avec lui, il circule désormais dans nos gestes, nos choix, nos refus et nos engagements.
Bibliographie sélective de Bernard Charlot :
- Du rapport au savoir, éléments pour une théorie, Anthropos, 1997
- L’école et le territoire, nouveaux espaces, nouveaux enjeux, PUF, 1994
- L’école et le savoir dans les banlieues et ailleurs, Armand Colin, 1999
- Les jeunes et le savoir, perspectives internationales, Armand Colin, 2001
- La mystique de l’école, PUF, 2021
#BernardCharlot #RapportAuSavoir #PhilosophieDeLEducation #SciencesDeLEducation #Pédagogie #EcoleRépublicaine #Hommage #SensDeLEcole #Humanisme #Transmission #Eveil