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  • Transclasse : porter l’écart comme une deuxième peau

    On célèbre parfois les transclasses comme la preuve que l’ascenseur social fonctionne encore.
    Regardez, il ou elle a réussi, elle ou il s’est élevé(e)
    Ils sont montrés comme des preuves que tout est possible, mais que sait-on de ce que cela coûte ?

    Être transclasse, c’est quitter un ancrage instinctif, une langue intérieure, une respiration sociale.
    C’est porter, au fond de soi, l’étrangeté de deux appartenances, sans jamais appartenir tout à fait.

    On ne devient jamais vraiment membre de la nouvelle classe sociale, on trahit l’ancienne sans l’oublier.
    Chantal Jaquet l’écrit dans Les Transclasses ou la non reproduction :
    «Être transclasse, c’est porter en soi l’hétérogénéité, être à la fois d’ici et d’ailleurs, sans appartenir tout à fait ni à l’un ni à l’autre. »
    Didier Eribon (Retour à Reims) et Annie Ernaux l’ont montré, on change de décor, pas de peau sociale.
    Les transclasses deviennent des icônes faciles, on les utilise pour justifier le système mais l’ascenseur fonctionne pour quelques-uns, tandis que des milliers restent bloqués. Le transclasse n’est pas un modèle, il est une brèche, un rappel que la reproduction sociale continue et que traverser les frontières invisibles est une violence tue.

    Être transclasse, c’est porter l’écart.

    Celui qui dit, chaque jour :
    “Je ne suis plus vraiment d’en bas. Je ne suis jamais complètement d’en haut.”

    Mais il existe une autre voix, plus ancienne, celle qui grince encore sous les costumes, je la dépose ici, sans filtre.

    Être transclasse : la fracture vive
    On ne monte pas.
    On fuit.
    On ne grimpe pas.
    On arrache.
    On ne change pas de classe.
    On change de peau.
    Sans anesthésie.
    Sans promesse de guérison.
    On nous montre comme trophées.
    On nous expose comme excuses.
    “Regardez, ils ont réussi.”
    On oublie ce qu’on a dû tuer.
    On oublie ce qu’on a dû taire.
    On oublie ce qu’on a dû perdre.
    Chantal Jaquet l’écrit.
    Didier Eribon le hurle.
    Annie Ernaux le saigne.
    On peut changer de place, pas de mémoire.
    On peut porter d’autres vêtements, on ne retire pas la vieille peau.
    Être transclasse, c’est n’avoir de maison nulle part.
    C’est trahir sans l’avoir voulu.
    C’est survivre sans demander pardon.
    C’est porter dans ses os le silence de ceux qu’on a quittés et la gêne crasse de ceux qu’on a rejoints.
    On nous voudrait reconnaissants.
    On nous voudrait humbles.
    Mais je ne remercie pas.
    Je ne m’excuse pas.
    Je suis l’entre-deux.
    Je parle correctement.
    Je m’assois comme il faut.
    Je ris aux bons endroits.
    Mais à l’intérieur, ça grince encore.
    Ça hurle encore.
    Ça tient debout sans demander la permission.
    Être transclasse, c’est survivre debout.
    Avec fierté.
    Avec rage contenue.
    Avec l’orgueil de ne devoir rien à personne.
    Ni au monde d’en bas.
    Ni au monde d’en haut.

    Seulement à soi

  • Bernard Charlot, un professeur et un maître

    Bernard Charlot s’est éteint le 3 décembre au Brésil. Pour beaucoup, un grand nom des sciences de l’éducation disparaît. Pour moi, c’est un maître qui s’en va, et avec lui une certaine idée de la grandeur de l’école. Mon attachement à sa pensée n’est pas seulement intellectuel, il a été mon professeur durant deux années de formation, au moment précis où je construisais ma manière de comprendre l’école et mon futur métier, et j’ai élaboré une grande part de mon intelligence professionnelle sous son regard.

    Je garde de lui des souvenirs très concrets. Sa manière de tenir la craie, toujours bien calée entre les doigts, une pression toujours forte sur la craie, beaucoup d’énergie, des craies qui cassaient mais il continuait d’écrire, comme si la pensée ne supportait pas d’être interrompue. La façon dont il remplissait le tableau noir en avançant méthodiquement, tout en occupant l’espace de manière presque enthousiaste et anarchique, parfois en grand, parfois en petit, avec sur le côté droit du tableau un espace laissé en réserve, son espace de « brouillon », où venaient se déposer des mots, des schémas, des idées en suspens. Et puis cette présence très calme, souvent une cigarette allumée au bord des lèvres, dans ces salles de cours du centre de formation des professeurs du Mans où, au début des années quatre vingt, on fumait encore en salle de cours. C’était une autre époque, mais déjà une même exigence, celle d’un professeur qui ne se contentait pas d’enseigner des notions et qui nous obligeait à penser ce que nous faisions.

    En octobre, j’écrivais ici sur l’éveil, cette étincelle fragile sans laquelle aucun apprentissage n’est possible, sans savoir que j’écrivais en quelque sorte à son adresse. Relu à la lumière de sa disparition et de ses derniers écrits, ce texte prend un poids nouveau, il me renvoie à ce qu’il m’a transmis et à ce que je tente de faire vivre chaque jour dans un lycée bien réel, avec ses murs, ses couloirs, ses élèves, ses inquiétudes et ses promesses.

    On réforme les programmes, on perfectionne les outils numériques, on diversifie les dispositifs pédagogiques, tout cela a son importance et je ne le méprise pas, mais une vérité première résiste à ces changements de surface, avant de réfléchir à la manière dont un élève apprend, il faut d’abord lui donner envie d’apprendre. Cette envie ne relève ni de la magie, ni du tempérament, ni d’une motivation supposée naturelle, elle se construit patiemment, dans une vie d’élève qui n’est jamais abstraite.

    Il y a d’abord ce socle invisible, fait de sécurité, de bien être, de reconnaissance. L’élève qui a faim, qui se sent menacé, qui ne sait pas où il dormira le soir, ou dont l’esprit est saturé d’angoisses, détourne son énergie de l’apprentissage pour la consacrer à survivre. Maslow l’avait pressenti, il n’y a pas d’élévation sans fondation, la pédagogie la plus ingénieuse, le dispositif le mieux pensé s’effondrent si l’élève n’est pas un minimum en paix avec ses besoins essentiels. Je le vois chaque jour dans mon établissement, quand un élève arrive très tôt pour ne pas rester chez lui, quand un autre s’enferme dans le silence parce que tout bouge autour de lui.

    Mais si nous réduisons l’école à cette seule quête de confort, nous la trahissons, et c’est là que la pensée de Bernard Charlot demeure précieuse. Il nous mettait en garde contre cette illusion douce qui ferait du bonheur d’apprendre une sorte d’anesthésie. Apprendre n’est pas une promenade sans aspérités, il y a de la fatigue, de la résistance, parfois même de la douleur, et le vrai plaisir naît quand l’effort rencontre le sens, quand quelque chose fait soudain lumière, quand un élève se découvre capable, se surprend lui même à comprendre et voit le monde, un instant, devenir plus habitable.

    Au delà de ce socle, il y a ce que j’appelais l’éveil. Apprendre, c’est être éveillé à l’inconnu, à la beauté, au vertige d’un monde qui s’ouvre. Un poème, une équation, une expérience scientifique, un tableau, une langue étrangère ne sont plus alors de simples exercices scolaires, mais des fenêtres sur l’humanité. Montaigne parlait de l’admiration comme origine de la connaissance, c’est faire naître ce moment fragile où le savoir devient désir, où l’élève se met en mouvement vers ce qu’il ignore encore et accepte pourtant de rencontrer.

    Bernard Charlot l’a formulé dans une phrase qui continue de m’accompagner, « le savoir n’est jamais une chose en soi, il est toujours une réponse à une question que l’on se pose ». Apprendre, ce n’est donc pas empiler des notions, mais entrer dans une histoire, l’histoire du monde, celle des autres, et la sienne propre. Le rapport au savoir est une manière de se rapporter à soi même et au monde, on se construit dans l’acte même de comprendre. Tant que cette dimension reste invisible, l’école ressemble à une machine, lorsqu’elle devient consciente, l’école redevient une aventure humaine.

    Pour moi, tout cela n’est pas seulement une construction théorique, c’est une expérience vécue. Pendant deux années, Bernard Charlot a occupé une place singulière dans ma formation, il n’a pas seulement été un professeur brillant, il a été un maître. Un maître ne s’impose pas par l’autorité, il s’impose par la cohérence, il disait, il écrivait, il vivait la même chose. Dans ses cours, il refusait les slogans faciles, les oppositions rapides entre tradition et modernité, bienveillance et exigence, il nous obligeait à tenir ensemble la rigueur du concept et la vérité des situations. Je ne me souviens pas de toutes ses phrases, mais je garde le geste, la démarche intellectuelle, cette façon de revenir sans relâche à la même question, que veut dire apprendre pour cet élève, ici et maintenant.

    C’est à lui que je dois en grande part ma manière d’aborder l’école, non comme une machine à diplômes, mais comme une communauté d’éveil. Aujourd’hui, quand je m’assieds à mon bureau de proviseur, je sais qu’il est présent, discrètement, dans ma manière de lire un bulletin, d’écouter un parent, de discuter avec une équipe. Sa voix n’est pas un souvenir nostalgique, elle est un repère intérieur, elle me rappelle que derrière chaque chiffre, chaque note, chaque indicateur, il y a une trajectoire singulière qui mérite d’être comprise avant d’être jugée.

    Depuis les années quatre vingt, le vocabulaire de la statistique, déguisée qualité, de l’éducation a envahi notre paysage, évaluations, indicateurs, comparaisons, tableaux de bord, et je ne les rejette pas par principe, ils peuvent éclairer à certains moments des angles morts. Mais si l’on n’y prend garde, ce langage déplace insensiblement la question, on en vient à se demander comment améliorer une performance, et l’on oublie de se demander quel type d’êtres humains nous contribuons à former. Bernard Charlot n’a cessé de résister à cette réduction de l’élève à un capital humain et de l’enseignant à un technicien. Il ne contestait pas le monde tel qu’il est pour se réfugier dans la nostalgie, il nous obligeait à le regarder sans détour pour mieux interroger ce que nous voulons faire de l’école dans ce monde là.

    Former un élève, ce n’est pas l’équiper mécaniquement pour un examen ni le préparer seulement à s’insérer dans une compétition économique, c’est éveiller en lui le désir de comprendre, le goût du vrai, le sens du beau, la conscience de l’autre, c’est l’aider à découvrir qu’apprendre, c’est à la fois s’ouvrir et se trouver. Dans un établissement scolaire, cela se joue dans mille détails, la manière de présenter un texte, le temps que l’on laisse à une question, le regard posé sur un élève en retrait, la place accordée aux arts, aux langues, aux débats, aux engagements citoyens, la façon de redonner du sens à celui qui dit simplement que l’école ne sert à rien. L’école a pour mission d’instruire, mais elle a aussi, et peut être surtout, pour vocation d’éveiller, éveil intellectuel dans la rencontre du savoir, éveil culturel dans la fréquentation des œuvres et des langues, éveil citoyen dans la confrontation à l’altérité, aux conflits, aux contradictions du monde réel.

    L’école est ce lieu fragile, parfois malmené, où la surprise devient curiosité, où la curiosité devient désir, et où le désir devient savoir, lorsqu’elle renonce à cette vocation, elle devient un appareil de tri, lorsqu’elle l’assume, même imparfaitement, elle redonne à beaucoup d’adolescents la possibilité de se projeter autrement dans leur propre vie.

    En définitive, avant d’apprendre, il faut désirer apprendre, ce désir ne naît ni de la contrainte ni de la seule communication sur la performance, il naît de l’expérience de l’éveil, de la rencontre avec un adulte qui incarne ce qu’il dit, d’une phrase entendue au bon moment, d’un livre qui ouvre un horizon, d’un cours qui fait soudain écho à une question intime. Bernard Charlot nous laisse cette exigence en héritage, à nous chercheurs, praticiens, chefs d’établissement, enseignants, personnels de l’école, d’en prendre soin, de la prolonger, de la transmettre sans la diluer.

    Je lui dois beaucoup, une manière de penser l’école, une manière d’habiter mon métier, une fidélité à l’idée que chaque élève entretient un rapport singulier au savoir et que ce rapport mérite mieux qu’une case dans un tableau. Cet héritage ne s’éteint pas avec lui, il circule désormais dans nos gestes, nos choix, nos refus et nos engagements.

    Bibliographie sélective de Bernard Charlot :

    • Du rapport au savoir, éléments pour une théorie, Anthropos, 1997
    • L’école et le territoire, nouveaux espaces, nouveaux enjeux, PUF, 1994
    • L’école et le savoir dans les banlieues et ailleurs, Armand Colin, 1999
    • Les jeunes et le savoir, perspectives internationales, Armand Colin, 2001
    • La mystique de l’école, PUF, 2021

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  • Pourquoi j’ouvre philinux.eu

    Pendant des années, j’ai écrit dans des cadres très différents : courriers, discours, comptes rendus, articles, essais, hommages, notes personnelles.

    Beaucoup de ces textes ont fini enfouis au fond de dossiers, d’archives ou de boîtes mail. Certains continuaient pourtant à travailler silencieusement : ils disaient quelque chose de l’école, des élèves, des collègues, de notre société, et de mes propres contradictions.

    J’ai ouvert ce site pour rassembler, organiser et prolonger ces écritures.

    Ici, je publierai des textes :
    – sur le monde de l’éducation, ses promesses, ses angles morts et ses impasses,
    – sur les figures qui m’ont accompagné et aidé à penser, comme Bernard Charlot et d’autres,
    – sur les questions de justice, d’égalité et de dignité qui traversent nos établissements,
    – et, parfois, sur des aspects plus personnels de mon parcours.

    Ce blog n’a pas vocation à être un modèle ni un manuel. C’est un espace de travail ouvert, avec des hésitations, des doutes, des enthousiasmes et parfois des colères.

    S’il peut nourrir vos propres réflexions, tant mieux. Sinon, il demeurera au moins pour moi un espace de mémoire et de liberté.